Interview par Alexandre Grzegorczyk / Publié dans la revue "YASHIMA" de juin 2018
Ri-aï, le cœur de l'Aïkido
Bernard Palmier débute l'Aïkido à l'âge de onze ans avec Guy Lorenzi, élève de Tadashi Abe. Il découvre ensuite l'enseignement des maîtres Tamura, Noro et Tissier, avant de poursuivre son apprentissage au Japon auprès du Doshu Kisshomaru Ueshiba et de Seigo Yamaguchi Sensei qu'il suivra jusqu'à leur mort. Il fait partie des pratiquants les plus expérimentés avec plus de 50 années de pratique. Il enseigne aujourd'hui à Paris et anime des stages en France et à l' étranger. Il partage avec nous son parcours et ses réflexions sur l'art auquel il a consacré sa vie.
Quand avez-vous débuté l'Aïkido ?
J'ai débuté l'Aïkido assez jeune, j'avais 11 ans et demi. L'un de mes voisins, Guy Lorenzi, était professeur de Judo et enseignait également l'Aïkido. Il avait été élève de Tadashi Abe. Il m'a ouvert les portes de l'Aïkido, donné envie de pratiquer, et je lui dois beaucoup. Nous sommes d'ailleurs toujours restés en contact, même sur les tapis où il enseigne encore aujourd'hui.
Pouvez-vous nous parler de votre parcours ? Comme beaucoup de pratiquants dans les années 60, j'ai fait quelques stages avec André Nocquet, puis j'ai rencontré des élèves de Tamura senseï et j'ai commencé à le suivre régulièrement. Toshiro Suga et moi étions d'ailleurs assez proches et allions ensemble au stage d'Annecy où nous avons eu l'occasion d'être reçu chez maître Tamura à plusieurs reprises. J'ai ensuite rencontré maître Noro, avant qu'il créé le Kinomichi. J' ai étudié intensément avec lui pendant six ans. Puis Christian Tissier est rentré du Japon, en 1975. J'avais déjà pour projet de partir au Japon mais je ne savais pas encore comment y rester. Mes études de Lettres et un diplôme d' enseignement du Français langue étrangère me permettront d' y vivre plusieurs années en enseignant la langue et la littérature françaises. Je suis resté avec Christian Tissier jusqu'à mon départ au Japon en 1977. Dans le même temps j'ai passé deux 2ème dan. A l'époque nous passions deux fois chaque grade, le grade français d' abord puis un an après le grade Aïkikaï. J' ai donc présenté mon 2ème dan Aïkikaï devant Tamura Sensei. Toshiro a d'ailleurs été l'un de mes uke, je me souviens que ça n'avait pas été trés facile avec lui au Tanto dori. Avec le recul, c'est un trés bon souvenir. D'ailleurs nous sommes toujours restés en trés bons termes.
Plus tard, à mon retour du Japon, nous avons travaillé ensemble pour le rapprochement des deux fédérations et avons co-animé beaucoup de stage interfédéraux comme la formation des jurys d'examen.
On dit souvent que l'entrainement était plus intense dans le passé.
Est-ce que c'est le sentiment que vous avez-eu ? C'est un discours que l'on entend effectivement souvent. Pour autant, certains faisaient "simplement" deux ou trois heures d'Aïkido par semaine, et cela même au Japon.
A l'Aïkikaï, personne n'était obligé de faire cinq heures par jour ; on pouvait travailler tranquillement si on le souhaitait...Beaucoup pratiquer, mettre de l'intensité dans sa pratique, c'est avant tout un choix individuel. L'intensité de l'engagement a toujours été une question de volonté personnelle. Avant de partir au Japon et avant le retour de Christian Tissier, j' avais déjà une pratique soutenue. Parallèlement à mes études universitaires, j' allais à l'institut Noro au moins deux à trois heures par jour, et ce n'était pas commun, même à l'époque. Et pour peu que je suive un cours avec Guy Lorenzi, mes journées d' aïkidoka étaient bien remplies. (rire)
Guy travaillait à la banque de France et y dispensait des cours puisqu'il y avait un dojo sur place. Comme je travaillais sur ma maitrise de Lettres à la Bibliothèque Nationale et que la banque était juste à côté, ça me permettait d'assister à ses cours trois fois par semaine le midi. En parallèle, le matin et le soir j'allais chez maître Noro. Avec le retour de Christian et jusqu' à mon départ pour Tokyo, ma pratique s' est encore intensifiée.
Qu'est-ce que les maîtres que vous avez suivi avant votre départ au Japon vous ont apporté ?
C'est vraiment en arrivant à l'Aïkikaï que j'ai compris tout ce que m'avaient apporté Guy Lorenzi, maître Noro, maître Tamura et Christian Tissier,
Tamura sensei avait un Aïkido très incisif. C'était intéressant mais je le voyais de façon plus épisodique que Noro senseï et Christian. Je voyais maître Noro tous les jours, et il m'a apporté beaucoup. Avec lui j'ai découvert cette notion d'amplitude, cette puissance, cette respiration qu'il y avait dans son Aïkido. J' ai retrouvé tout ça avec Christian Tissier, bien sûr différemment, mais je me suis rendu compte à quel point tous ces apports étaient complémentaires. En arrivant au Hombu dojo je n'étais pas perdu, j' ai eu le sentiment d' avoir réellement un niveau de 2ème dan Aïkikaï grâce à eux et, peut-être, plus particulièrement grâce à Christian, que j' ai suivi assidûment pendant les 2 années qui ont précédé mon départ au Japon.
Pouvez-vous nous parler de Noro sensei ?
Il y avait une sorte de théâtralité dans la pratique de Maître Noro. On travaillait beaucoup sur l'extension, le relâchement et le renforcement des articulations avec des Shiho Nage, des Kote Gaeshi ou des Nikyo ura statiques en allant le plus loin possible. Il y avait une grâce dans sa pratique. Il était vraiment extraordinaire. Quand je le voyais arriver, j'avais l'impression qu'il avait une aura autour de lui. Il avait un charisme fabuleux et puis un sourire... Il m'a beaucoup marqué.
Maître Noro avait un Aïkido puissant mais faisait paradoxalement preuve d'une finesse incroyable. C'était tellement délicat et puissant, que s'en était parfois dangereux.
Comment se déroulaient les cours avec lui ? D'abord sa pratique était très structurée. Il y avait déjà les prémisses de ce qu'il a fait après avec le Kinomichi, notamment avec la mise en place de niveaux. Noro sensei avait également un fonctionnement similaire à celui de l'Aïkikaï, avec environ quatre ou cinq heures de cours quotidien. Il avait aussi l'habitude de nous pousser dans nos retranchements. Par exemple quand nous travaillions à genoux ce n'était pas dix minutes. C'était beaucoup plus! Nous pratiquions sur de vrais tatamis recouverts par une bâche. Les tatamis étaient donc bien plus durs que ceux que l'on utilise aujourd'hui. On saignait facilement des genoux. Souvent Noro Sensei arrêtait le cours pour parler. On restait alors un quart d'heure, vingt minutes en Seiza avant de reprendre le Suwari waza. La reprise était douloureuse mais il ne fallait pas le montrer et surtout ne pas tâcher le tatami. Comme la bâche était blanche écrue cela risquait de faire désordre. Avec maître Noro la pratique était vraiment intense et soutenue.
Quels souvenirs gardez-vous de votre rencontre avec Yamaguchi sensei ?
Trés franchement, la première fois que je l'ai vu à Paris c'était juste merveilleux. Le travail de maître Yamaguchi était extraordinaire en terme de présence, de sens et de martialité. Son côté incisif mêlé à une finesse de travail sur la connexion et l'échange m'a subjugué. Il était attachant et fabuleux.
Yamaguchi sensei était, avant tout, un homme universel excessivement ouvert et cultivé. C'était une personne charismatique avec une dimension humaine qui le rendait accessible à tous.
Vous avez énormément suivi son enseignement au Japon ?
Oui. Mais quand je suis arrivé au Japon, je n'ai pas pu aller tout de suite à son dojo privé. Il savait que j'étais un élève de Christian Tissier car nous avions fait connaissance lors de son passage à Paris, mais il fallait sans doute faire ses preuves. Par contre j'ai pu suivre son enseignement à l'Aïkikaï dès le début, à raison de 4 heures par semaine : trois heures le lundi et une heure le mardi. Les cours dans son dojo avaient lieu le mercredi et le dimanche soir. Son dojo était un temple Shinto situé à Tokyo dans le quartier de Shibuya. Au bout de 6 mois il m' autorisé à y venir. Nous n'étions pas plus d'une quinzaine. Il y avait peu d' étrangers, Franck Noel, Bernard Bleyer, Gérard Blaise qui a été un élève de maître Yamaguchi et bien sûr Christian Tissier qui revenait au Japon tous les ans...
Comment se déroulaient les cours de Yamaguchi senseï ? D'abord il y avait très peu d'Aïki Taiso. En stage un peu plus, mais à l'Aïkikaï souvent on faisait juste Shinkokyu, trois respirations...Dans son dojo à Shibuya il ne faisait pas vraiment cours comme on pourrait l'entendre aujourd'hui. Il montrait généralement une technique, passait parmi nous, et d'un seul coup, il changeait de technique. C'était très particulier. Mais même si cela n'était pas évident, il y avait toujours une logique. Yamaguchi sensei est d'ailleurs celui avec qui j'ai réellement découvert cette notion de transversalité, de fil conducteur entre les techniques. Vu de l'extérieur les techniques proposées sur de nombreuses attaques étaient formellement très différentes. Toutefois il y avait toujours une unicité au niveau des principes étudiés. Grâce à l' enseignement de Maître Yamaguchi, j' ai réalisé plus tard que l'Aïkido est un système, un ensemble d'éléments différents (les techniques) convergeant vers les mêmes perspectives qui sont des principes communs, les Kihon. Il y a une expression en japonais qui désigne cela, c' est la notion de Ri-aï. C'est-à-dire la logique interne de la pratique, au-delà des formes il y a les principes La réalisation d' une technique sur une attaque n' est finalement qu' un prétexte pour développer les principes. Il y a donc cette idée d'aller au-delà des apparences et des différences pour saisir l'essentiel. À propos du Ri-aï, j' ai lu que Saito sensei parlait de "vérité cachée". Avec le recul, je dirais que les cours de Maître Yamaguchi étaient très structurés, malgré les apparences. Il essayait de nous faire appréhender quelque chose de fondamental à travers des formes très différentes.
Quelle est l'importance du Ri-aï en Aïkido ? Cette notion de transversalité est très importante. Si on apprend les techniques pour les techniques, alors on s'arrête au bout d'un moment.
Une fois qu'on a fait le tour du répertoire, que reste-t-il ? C'est vraiment l'étude des principes et leur transversalité qui est intéressante. Personnellement, j'essaie modestement d'être dans cette logique d'ouverture, avec cette unicité des principes dans la diversité des formes. C'est quelque chose qui ouvre les portes vers la tolérance mais aussi le discernement.
De ce point de vue, l'Aïkikaï est une bonne école, on y apprend à aller au delà des différences. À l'époque il y avait à l'Aïkikaï une douzaine de sensei qui enseignaient et pas des moindres, j' ai écouté les conseils de Christian Tissier, pratiquer avec tous les Sensei en suivant plus particulièrement le Doshu (Kisshomaru Ueshiba) et Yamaguchi Sensei. En participant régulièrement aux cours du matin de Maître Ueshiba, j' ai sans doute développer des racines...C' est ce qui ma permis progressivement d' aller au delà des différences pour voir les ressemblances...de ne pas me perdre dans les différences mais d' aller à l' essentiel.
Développer des racines ? Oui...Au Japon, il y a un symbole fort qui est le bambou. C' est un arbuste qui a des racines très profondes et qui peut donc accepter les intempéries sans être déraciné. C'est le roseau de Jean de La Fontaine (rire). Cela m'a permis de suivre l'ensemble des cours à l'Aïkikaï.
C' est la répétition quotidienne des Kihon waza au cours de Maître Ueshiba qui m' a permis d'avoir ces racines et de ne pas me perdre. C'est important d'avoir des racines, de construire sa colonne vertébrale, des fondations à partir desquelles on pourra s'ouvrir sur le reste.
Bien sûr, le propos n'est pas de dire qu'il faut rester enfermé avec un professeur mais plutôt de s'ouvrir au monde en développant et en conservant ses racines.
La multiplicité des formes en Aïkido génère parfois des querelles de clocher. Quel est votre point de vue sur la variété des pratiques ? Honnêtement, j'ai du mal à comprendre ce côté exclusif qu' il y a parfois chez les pratiquants. Cela me semble contraire à l' Aïkido, à l'esprit d'ouverture et d'unicité, et je crois que c'est une profonde erreur. Il est dangereux pour l'Aïkido d'avoir des chapelles qui emprisonnent et divisent. C'est important de faire preuve d'ouverture, et d'aller au-delà des différences car nos pratiques sont animées par des principes communs. L'Aïkido n'est pas fait pour nous enfermer dans des formes, mais pour faire en sorte que chacun se développe avec sa personnalité. En même temps, il y a aussi une tendance à l' éparpillement. Il y a des pratiquants qui consomment l'Aïkido en papillonnant d'un dojo à l'autre mais qui n'ont pas de fondations solides. Ils multiplient les expériences sans prendre le temps de se construire auprès d'un enseignant régulier. On a bien sûr le droit de changer de professeur, mais ne pas avoir réellement d'enseignant, c'est contradictoire avec l' esprit de transmission qui anime la pratique de l'Aïkido. À l'inverse je comprends très bien que l'on ait du respect pour un Sensei et qu' on lui soit fidéle, mais il faut faire attention à ne pas s'enfermer en considérant que ce Sensei est le meilleur et le seul.
Lorsque l'on regarde les éléves de Yamaguchi sensei, il est intéressant de voir qu'ils ont tous développé une forme de travail qui leur est propre. Effectivement. Ce qui me fait dire que maître Yamaguchi est un très grand senseï, c'est de voir à quel point ses élèves sont différents, que ce soit Yasuno sensei, Endo sensei, Christian Tissier, Franck Noël, moi-même et tous les éléves sur qui il a eu une influence. Si on prend Endo sensei et Yasuno sensei, à les voir on a l'impression que c'est très différent. Cependant, mon sentiment est que chacun à sa façon a développé un aspect de la pratique de maître Yamaguchi. Endo sensei joue beaucoup sur les distances, comme le faisait maître Yamaguchi. Yasuno sensei a creusé un aspect plus incisif, avec des prises d'angles, des taï atari, des entrées directes, qu'on retrouve également chez Yamaguchi sensei. C'est peut-être réducteur ce que je dis, car ils ont aussi développé d'autres choses, mais j'ai le sentiment qu'ils se sont tous deux épanouis dans des éléments qu'il y avait chez maître Yamaguchi, avec leur singularité et leur identité. C'est ça qui est merveilleux. Je pense que l'Aïkido est un langage commun qui n'a pas pour vocation de formater les gens, mais de faire en sorte que chacun développe sa singularité. Si l'Aïkido n'est pas ça, alors je me suis trompé toute ma vie. (rires) Pour revenir sur le Ri-aï. Les 17 et 18 février derniers, on a réussi à réunir quatre experts. Tous les quatre sont Shihan, 8ème dan et issus de l' Aïkikaï de Tokyo : Endo sensei, Yasuno sensei, Tissier sensei et Miyamoto sensei. C'est une initiative de Patrick Bénézi avec la collaboration de la ligue d'Ile de France FFAAA. Ces quatre senseï sont très différents, et c'est l'exemple idéal pour illustrer la diversité et l'unicité de l'Aïkido. Nous avons vécu un weekend passionnant. C'est Endo sensei qui a terminé le stage et il a très bien su "raccrocher les wagons". Il a montré la cohérence d' ensemble en faisant souvent référence à ce qu'avaient présenté les 3 autres Sensei. Il nous a notamment confié que c'était finalement la première fois qu'il voyait travailler ses collègues de l'Aïkikaï en tant qu'enseignant. Il a dit qu'il avait l' impression de mieux les connaître, que cela lui donnait des idées de travail et qu' il avait encore beaucoup à faire. J' ai trouvé ça très émouvant. C'est pour moi une magnifique illustration de l'esprit de l'Aïkido et du Ri-aï.